Suivi et Modélisation du Bilan de Masse de la Calotte Cook aux Îles Kerguelen

Suivi et Modélisation du Bilan de Masse de la Calotte Cook aux Îles Kerguelen

Informations sur le document

Auteur

Deborah Verfaillie

instructor/editor Hubert Gallée
École

Université de Grenoble

Spécialité Océan Atmosphère et Hydrologie
Type de document Thèse
Lieu Grenoble
Langue French
Format | PDF
Taille 90.61 MB
  • changement climatique
  • calotte glaciaire
  • îles Kerguelen

Résumé

I.Retrait Glaciaire aux Îles Kerguelen Contexte et Importance

Cette étude analyse le retrait glaciaire spectaculaire observé aux Îles Kerguelen (49°S, 69°E), un archipel sub-antarctique français situé dans le sud de l'océan Indien. L'archipel des Kerguelen, de par son isolement et sa position stratégique, offre un site unique pour l'observation des impacts du changement climatique sur la cryosphère. Les glaciers, notamment la calotte Cook, montrent une sensibilité accrue aux variations atmosphériques et océaniques. Un recul significatif, atteignant 20% de la surface en 40 ans après une période stable jusqu'en 1961, a été constaté. La base scientifique de Port-aux-Français, abritant une soixantaine d'hivernants et jusqu'à 120 personnes en été, sert de point d'observation clé pour cette recherche.

1.1 Situation géographique et intérêt des îles Kerguelen

Les îles Kerguelen, archipel français de plus de 300 îles, sont situées dans le sud de l'océan Indien (49°S, 70°E), couvrant une superficie d'environ 7200 km². Intégrant les Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) depuis 1955, elles constituent l'un des cinq districts des TAAF, aux côtés de Crozet, Saint-Paul et Amsterdam, les îles Éparses et la Terre Adélie (Antarctique). La base scientifique de Port-aux-Français, située sur la Grande Terre et la péninsule Courbet, ne compte pas d'habitants permanents, mais accueille une soixantaine d'hivernants, un nombre pouvant atteindre 120 pendant les campagnes d'été (novembre à avril). Son éloignement, à près de 3500 km de toute terre habitée, en fait un lieu d'étude idéal pour analyser l'impact de la variabilité climatique sur un environnement a priori peu influencé par l'homme, bien que des intrusions humaines aient causé des changements (espèces invasives, modifications des zones de pêche...). L'étude du retrait glaciaire sur ces îles offre une perspective unique sur les effets du changement climatique dans une région sub-polaire où les données sont rares.

La cryosphère des îles Kerguelen a connu des fluctuations importantes au cours des deux derniers siècles, selon Frenot et al. (1993). Après une période de stabilité jusqu'en 1961, une phase de recul glaciaire rapide et significative a été observée, entraînant une perte de 20% de la surface de la calotte glaciaire en seulement 40 ans (Berthier et al., 2009). Initialement attribuée au réchauffement atmosphérique, minimisant l'impact des variations de précipitations (Frenot et al., 1993, 1997; Berthier et al., 2009), cette accélération du recul glaciaire nécessite une analyse approfondie des causes, compte tenu du manque de connaissances sur la relation climat-glaciers dans cette région. L'étude se propose donc de déterminer les principales causes de ce phénomène en combinant observations de terrain et données satellitaires, ainsi que des modèles de simulation climatique.

II.Méthodes d analyse du bilan de masse glaciaire

L'étude combine des données de terrain (mesures du bilan de masse de surface (SMB) depuis les années 1970) et des images satellites MODIS (2000-2012) pour valider un modèle de degré-jour positif (PDD). L'analyse de l'albédo de surface, déterminée par télédétection, est cruciale pour comprendre la dynamique du bilan d'énergie de surface. Des modèles régionaux, tels que le modèle MAR, forcés par des données de réanalyse (ERA-Interim, NCEP1) et des modèles climatiques globaux CMIP5, servent à simuler l'évolution du bilan de masse et à prévoir les scénarios futurs (RCP8.5). Le modèle SMHiL est également utilisé pour la désagrégation spatiale des précipitations.

2.3.2 Données spatialisées Estimation de l albédo de surface par télédétection

L'albédo de surface, proportion du rayonnement réfléchi par la surface, est un paramètre clé pour l'étude du bilan d'énergie. Des cartes d'albédo de la calotte Cook ont été produites à partir d'images MODIS (Dumont et al., 2012). L'étude utilise les produits MODIS Level-1B Swath, acquis par le capteur MODIS à bord d'EOS/AM-1 Terra depuis 2000, offrant une haute résolution temporelle (plus d'une image par jour) et une résolution spatiale de 250m, suffisante pour étudier le couvert neigeux et la ligne d'équilibre. Bien que d'autres produits MODIS (MOD10 et MCD43) existent, les images Level-1B ont été privilégiées pour leur meilleure résolution spatiale, la possibilité d'extraire différents types d'albédo ('blue sky' et 'white sky'), leur faible incertitude (validée par comparaison avec des mesures sur le glacier de Saint-Sorlin), et l'absence de confusion entre neige et nuages, contrairement aux produits MOD10 (Hall et al., 2002). Un algorithme en trois étapes permet de convertir la réflectance hémisphérique-conique en albédo bolométrique (ou simplement albédo), intégré sur l'ensemble du spectre solaire. Ce processus et le rôle de l'albédo dans le bilan de masse de la calotte Cook sont détaillés dans une section ultérieure.

2.4 Modélisation régionale du bilan de masse Utilisation des modèles MAR et SMHiL

Le modèle régional MAR (Modèle Atmosphérique Régional) est utilisé pour évaluer la distribution spatiale des variables climatiques (précipitations, température, vent, humidité) et le bilan de masse de la calotte Cook, à la fois sur les dernières décennies et sur les cent prochaines années. Le MAR est forcé par des champs météorologiques issus de réanalyses (ERA-Interim, 1980-2014 et NCEP1, 1950-2014) et de modèles climatiques globaux CMIP5. L'utilisation d'ERA-Interim plutôt que d'ERA-40 est justifiée par des différences d'assimilation de données et de résolution. NCEP1 permet d'étendre les données à des périodes plus anciennes. Les résultats du MAR sont comparés aux données météorologiques locales. Le modèle SMHiL sert à comparer la représentation spatiale et temporelle des précipitations du MAR à différentes échelles. Pour les projections futures, le MAR est forcé par ACCESS1-3 (modèle le plus proche d'ERA-Interim), GFDL-CM3 et MRI-CGCM3 (modèles extrêmes), afin d'évaluer la gamme de possibles scénarios, sous le scénario RCP8.5. Les contraintes de temps de calcul limitent l'utilisation de tous les modèles CMIP5.

III.Rôle de la sécheresse et du Mode Annulaire Austral SAM

Les résultats montrent que la sécheresse, liée à l'intensification du Mode Annulaire Austral (SAM) et au déplacement des zones dépressionnaires, est la cause principale du retrait glaciaire aux Îles Kerguelen depuis les années 1970. Le réchauffement joue un rôle secondaire. L'analyse des données de température de l'air et de précipitations mesurées à Port-aux-Français, ainsi que des données de température de surface de la mer (SST), révèle un changement des téléconnexions climatiques après 1975, avec une corrélation négative entre la SST et les précipitations. La diminution de l'accumulation nette de neige accélère la fonte glaciaire, même à haute altitude. L'impact de la déplétion de la couche d'ozone sur le SAM est également considéré.

3.1 Analyse des corrélations climatologiques à Port aux Français PAF

L'assèchement observé aux Îles Kerguelen depuis les années 1960 semble lié à des interactions océan-atmosphère à grande échelle. L'analyse des corrélations entre la température de l'air et les précipitations mesurées à Port-aux-Français (PAF) et la température de surface de la mer (SST) révèle un changement des téléconnexions climatiques vers les années 1970. Avant 1975, les SST des courants des Agulhas et circumpolaire antarctique étaient positivement corrélées aux précipitations à PAF, les courants contrôlant l'apport de chaleur et favorisant l'évaporation dans les zones dépressionnaires arrosant l'archipel. Cette situation correspondait à la variabilité naturelle. Température et précipitations étaient positivement corrélées. Après 1975, cette relation change. L'analyse des réanalyses et des modèles CMIP5 (Section 3.5.2) montre que l'assèchement et le réchauffement sont associés à un décalage vers le sud des zones dépressionnaires, à un assèchement atmosphérique et un réchauffement océanique de surface. Ces observations concordent avec l'intensification du Mode Annulaire Austral (SAM). Après 1975, la corrélation SST-précipitations devient négative à PAF, indiquant un changement de connexion océanique. Les tendances opposées de température (augmentation) et précipitations (diminution) après 1975 surpassent l'impact de la variabilité naturelle observée avant cette date.

3.2 L impact du Mode Annulaire Austral SAM et de la sécheresse

L'intensification du SAM, principalement attribuée à la déplétion de la couche d'ozone (le «trou d'ozone») depuis le milieu des années 1970 et, dans une moindre mesure, à l'augmentation des gaz à effet de serre, est mise en avant comme facteur principal du retrait glaciaire. Depuis 1975, le déplacement des trajectoires des tempêtes vers les pôles a laissé les Îles Kerguelen dans une zone plus sèche. Cette sécheresse, induite par le SAM positif, est la cause principale du bilan de masse de plus en plus négatif de la calotte glaciaire, atteignant -1,51 ± 0,19 m d'équivalent en eau par an entre 2000 et 2009, parmi les plus négatifs au monde. L'analyse chronologique indique un bilan proche de 0 à la fin des années 1950, très négatif entre 1965 et 1970, légèrement moins négatif au début des années 1970 et de plus en plus négatif jusqu'à nos jours, cohérent avec les observations de Port-aux-Français depuis 1951. Après une période humide et relativement chaude dans les années 1950, une période sèche et fraîche a commencé en 1963. De 1967 à 1975, les précipitations et la température ont augmenté, mais les précipitations n'ont pas retrouvé leur niveau d'avant 1963. Depuis 1975, une nouvelle baisse des précipitations (-15 à -20%) et une augmentation de la température (+0,07°C/décennie) ont été observées. Les observations par radiosonde confirment une forte réduction de l'humidité dans la troposphère et un réchauffement limité aux basses altitudes, cohérent avec l'augmentation des températures de surface de la mer (SST).

IV.Tendances climatiques et projections futures

L'analyse des données de réanalyse et des modèles CMIP5 révèle des tendances à l'assèchement généralisé dans les régions subpolaires de l'hémisphère sud, affectant des zones glaciaires comme la Patagonie, la Géorgie du Sud et la Nouvelle-Zélande. Les projections futures, basées sur les modèles CMIP5 (ACCESS1-3, GFDL-CM3, MRI-CGCM3), indiquent une poursuite du retrait glaciaire aux Îles Kerguelen, avec des pertes de masse considérables. La prise en compte de la dynamique glaciaire et de l'incertitude liée aux modèles est essentielle pour affiner ces projections.

3.5.1 Analyse des tendances climatiques régionales

Les données de température de surface de la mer (SST) validées aux îles Kerguelen servent à estimer les tendances climatiques dans les zones subpolaires de l'hémisphère sud, notamment en Patagonie, Géorgie du Sud et Nouvelle-Zélande. Un réchauffement est observé au cours des trois dernières décennies sur la plupart des zones au nord de 50°S, affectant notamment l'île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Cependant, un refroidissement est constaté le long de la côte ouest de l'Amérique du Sud. En Géorgie du Sud, les données sont contradictoires. Pour les précipitations, seules les données observées du CRU et du GPCP sont utilisées car les réanalyses sont peu représentatives, notamment en raison de leur dépendance aux données de radiosonde et de leur faible performance en zones de topographie complexe. Ces données indiquent une tendance à l'assèchement sur une grande partie de la zone étudiée, concernant les régions glaciaires de l'archipel des Kerguelen, de la Patagonie, de la Géorgie du Sud et de la Nouvelle-Zélande. Cet assèchement a débuté dès les années 1950 dans la plupart des régions, sauf en Nouvelle-Zélande et dans la cordillère Darwin où il a commencé plus tard, à la fin des années 1990. Ces observations mettent en évidence des contradictions dans la littérature concernant les tendances de réchauffement et leur impact sur les glaciers, soulignant l'importance de revisiter les causes du retrait glaciaire dans cette région. La sécheresse est démontrée comme la cause principale du retrait glaciaire aux Îles Kerguelen (Favier et al., en cours d'examen).

3.5.2 Analyse des modèles CMIP5 et prévisions futures

Pour les prévisions futures, le modèle MAR est forcé par les modèles CMIP5. L'analyse montre que l'utilisation de la moyenne multi-modèle (MMM) n'est pas forcément judicieuse car elle masque des tendances opposées et ne reflète pas les processus atmosphériques réels. La limite entre les zones d'assèchement et d'humidification varie selon les modèles. L'étude utilise donc individuellement les modèles CMIP5 pour forcer le MAR. Après sélection des modèles (ACCESS1-3, proche d'ERA-Interim, ainsi que GFDL-CM3 et MRI-CGCM3, modèles extrêmes), les simulations montrent que le modèle MAR forcé par ACCESS1-3 prédit un bilan de masse négatif après 2005 (-9,42 m eq. e. an-1 pour ACCESS1-3 Q0 et -9,31 m eq. e. an-1 pour ACCESS1-3 Q5). Le modèle MRI-CGCM3 prédit également un bilan très négatif (-7,9 Gt an-1), tandis que GFDL-CM3 donne des résultats plus variables, probablement à cause d'une mauvaise représentation des précipitations. L'ensemble des modèles CMIP5 prédit une perte de masse importante de la calotte glaciaire, menant à sa disparition à court ou moyen terme. L'utilisation de seulement trois modèles est cependant considérée comme hasardeuse en raison de la variabilité importante des résultats entre les différents modèles CMIP5.

V.Comparaison avec d autres régions subpolaires

L'étude compare les tendances climatiques et le retrait glaciaire aux Îles Kerguelen avec d'autres régions subpolaires de l'hémisphère sud, telles que la Patagonie, la Géorgie du Sud et la Nouvelle-Zélande. L'analyse des données de précipitations (GPCP, CRU TS) indique un assèchement généralisé dans ces régions, bien que le début de cette tendance varie selon les localisations. Dans la Patagonie, par exemple, le refroidissement océanique semble avoir atténué le retrait des glaciers de type tidewater. Une combinaison de réchauffement et d'assèchement est observée en Nouvelle-Zélande et en Géorgie du Sud.

4.1 Comparaison des tendances de température et de précipitations

L'étude étend l'analyse des tendances climatiques à d'autres zones subpolaires de l'hémisphère sud, en utilisant les données de SST des îles Kerguelen comme référence. Un réchauffement généralisé est observé au cours des trois dernières décennies au nord de 50°S, impactant la Nouvelle-Zélande. Cependant, un refroidissement est constaté sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. En Géorgie du Sud, aucune tendance claire n'émerge. Pour les précipitations, les données CRU et GPCP indiquent un assèchement marqué sur une grande partie de la zone étudiée (40-60°S), incluant les régions glaciaires des îles Kerguelen, de la Patagonie, de la Géorgie du Sud et de la Nouvelle-Zélande. Ce phénomène semble avoir commencé dès les années 1950, sauf en Nouvelle-Zélande et dans la cordillère Darwin où il a démarré plus tard. Des contradictions existent dans la littérature concernant les tendances de réchauffement et leur impact sur les glaciers, notamment concernant la température de surface de la mer (SST) qui diminue dans certaines régions (côte pacifique du Chili) alors que le réchauffement est observé ailleurs. L'impact des précipitations est souvent sous-estimé, alors qu'une diminution est attendue presque partout aux latitudes moyennes et hautes de l'hémisphère sud. La sécheresse est identifiée comme une cause majeure du retrait glaciaire aux îles Kerguelen (Favier et al., en cours d'examen).

4.2 Analyse du lien entre SST et le retrait glaciaire dans différentes régions

L'analyse des tendances de SST se concentre sur les zones avec de nombreux glaciers de type tidewater afin d'évaluer le rôle des processus de vêlage. Dans le champ de glace de Patagonie, les glaciers tidewater montrent un retrait légèrement moins important que les glaciers terrestres ou ceux avec vêlage lacustre, suggérant une atténuation du retrait par l'océan voisin (qui se refroidit). Ceci est cohérent avec les tendances de SST sur la côte pacifique du Chili (Garreaud et al., 2013). Le léger réchauffement observé dans les régions côtières du Chili pourrait résulter d'erreurs d'interpolation de données provenant de stations situées du côté argentin. Les mesures de précipitations (GPCP et CRU TS) indiquent une forte sécheresse sur la zone 40-60°S. Aux îles Kerguelen, la modélisation glaciaire montre que le réchauffement ne représente qu'un quart de la perte de glace, la sécheresse étant la cause principale (Favier et al., en cours d'examen). En Patagonie, la diminution des précipitations depuis les années 1950, s'intensifiant au cours de la dernière décennie, est probablement la cause principale du retrait glaciaire. Le refroidissement océanique a atténué le retrait des glaciers tidewater. Dans les Alpes du Sud de la Nouvelle-Zélande et en Géorgie du Sud, une combinaison de réchauffement et de sécheresse expliquerait le retrait récent.